Il est difficile d’obtenir des statistiques fiables et réellement représentatives du phénomène des disparitions forcées en Libye. Selon les autorités libyennes, près de 12 000 personnes auraient disparu depuis le 17 février 2011, et plus de 20 000 depuis 1969, date de la prise du pouvoir de Kadhafi en Libye. En mars 2013, le Ministère des Martyrs et des familles de disparus aurait documenté grâce aux familles et aux associations près de 2 600 identités. De leurs côtés, certaines associations de familles de disparus ont développé leur propre base de données. C’est le cas du programme «Missing in Libya» de l’ONG Free Generation Movement dont la base de données en ligne comprenait 722 identités en mars 2013, identités pour partie incomplètes. Cette question des disparitions forcées ne se circonscrit pas à l’évènement de la prison d’Abu Slim de juin 1996, évènement durant lequel 1 200 détenus ont été victimes d’exécutions sommaires.
A ce jour, la Libye n’a ni signé ni ratifié la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées entrée en vigueur le 23 décembre 2010. Elle est partie à d’autres instruments internationaux relatifs à la protection des droits de l’Homme, mais certaines lois internes se trouvent en contradiction avec les dispositions de ces instruments internationaux.
Dans ce contexte, la FEMED s’est rendue à Tripoli, en Libye, du 6 au 9 mars 2013. Cette mission exploratoire facilitée sur le plan logistique et organisationnel par Human Rights Solidarity, association libyenne membre de la FEMED, avait pour objectif d’établir un premier contact avec les institutions nationales, les organisations internationales et locales, y compris avec les associations représentant les familles de disparus. Elle s’est employée à mieux comprendre la nature de leurs activités, les contraintes que ces associations rencontrent et les défis à relever en particulier pour les familles de disparus.
Malgré une volonté politique déclarée, le Ministère des Martyrs et des familles de disparus connaît certaines difficultés pour mener à bien sa mission, et pour jouer un rôle moteur sur la question des disparus. Beaucoup d’efforts ont été déployés en matière de communication sur les programmes de coopération concernant la médecine légale et le recours à l’ADN dans l’identification des restes humains de personnes victimes de disparitions forcées. La coopération avec l’International Commission for Missing Persons (ICMP) et une équipe technique de Corée du Sud est très forte, mais peine à démarrer. Les capacités institutionnelles libyennes en médecine légale sont en effet des plus limitées : la Libye qui compte quelques spécialistes en ADN n’a en revanche aucun spécialiste en anthropologie légale, en archéologie légale, ou en enquêtes criminelles pour les charniers. Cette absence de compétence locale constitue un sérieux frein pour procéder à toute exhumation selon les standards internationaux, puisque ces derniers requièrent ces différents spécialistes durant les exhumations.
Il existe un double standard entre les familles de martyrs et les familles de disparus qui n’ont ni les mêmes droits, ni le même soutien. Aucune étude spécifique portant sur les besoins de familles de disparus n’a été réalisée, ce qui est de nature à conforter des discriminations de taille entre ces familles. Officiellement, les familles de martyrs, sans distinction, doivent recevoir un soutien financier compensatoire de 1 000 dinars par mois. Dans les faits, seules les familles de martyrs révolutionnaires reçoivent effectivement et de manière systématique cette somme, les familles de personnes décédées loyalistes au régime de Kadhafi n’ayant reçu cette aide que durant deux mois après cette décision officielle. Quant aux familles de disparus, du fait de l’absence de tout document confirmant la disparition de leur parent (ie une déclaration d’absence), il est difficile pour elles d’obtenir des compensations financières. Durant cette mission, la FEMED a appris l’annonce de la promulgation d’un décret du Congrès National Général (CNG) portant sur la prochaine création d’une Commission indépendante sur la question des disparus. Suite à cette mission, la FEMED n’a pas eu la confirmation de la création de cette Commission.
En raison de la défiance et de la crainte d’un certain nombre de familles envers les autorités, d’une société civile libyenne clivée qui peine à trouver un consensus sur le thème sensible des disparitions forcées, les familles se sentent délaissées dans leur combat pour mettre fin à l’impunité, obtenir justice et faire la lumière sur le sort de leurs proches disparus. Aujourd’hui plus que jamais, une loi spécifique sur les personnes disparues permettrait que ces familles ne tombent pas dans l’oubli.
Source de la photo : The Washington Post / Getty